Le financement du lobby vert

Soft power, diplomatie non gouvernementale et nouvelle gouvernance mondiale

Il existe certainement de multiples et diverses raisons pour lesquelles des fondations trouvent un intérêt à financer des associations qui leurs sont a priori hostiles. Non seulement les motivations sont quelques fois différentes d’une fondation à une autre mais elles évoluent aussi avec le temps et le contexte. Il peut y avoir, par exemple, des convergences idéologiques tactiques. Certains milieux néolibéraux occidentaux ne voient pas d’un mauvais œil la remise en cause de l’Etat par les écologistes ainsi que leur opposition au développement industriel des pays du Sud. En outre, ces milieux partagent la même vision malthusienne que les écologistes et considèrent sans doute que, pour l’opinion publique, il vaut mieux leur expliquer qu’on doit réduire la population pour sauver la Terre et non pour des raisons géopolitiques et économiques. Ainsi, Ted Turner, le fondateur de CNN et de la Turner Foundation, déclarait en 1997 que la surpopulation est « le plus important des problèmes auquel fait face l’humanité aujourd’hui » et affirmait que « ce que nous avons besoin pour les cent prochaines années, c’est une politique de l’enfant unique (…) Si tout le monde avait volontairement un enfant pendant cent ans, on retournerait fondamentalement à 2 milliards d’individus, et on pourrait s’en sortir sans une extinction de masse. » La Turner Foundation donne plus de 10 millions de dollars chaque année aux mouvements écologistes.

Mais au-delà de ces questions idéologiques, un concept se dégage clairement de la stratégie de nombreuses fondations : faire des ONG, ou alliances d’ONG, un acteur essentiel d’une nouvelle gouvernance mondiale au détriment des Etats-nations. Ainsi, Pierre Calame parle de la « fiction » de l’Etat-nation souverain, affirmant que c’est « le phénomène irréversible de la mondialisation, le développement des interdépendances de tous ordres à l’échelle planétaire, qui constituera au XXIème siècle le facteur structurel décisif de remise en cause du rôle de l’État tel que nous l’avons connu jusqu’à la dernière guerre. » Pour lui, « le caractère absolu de la souveraineté des États n’apparaît plus que (comme) une construction historique ». Cette question taraude aussi depuis longtemps certains think tanks néolibéraux comme la Commission Trilatérale qui, déjà en 1977, se plaignait que « la plupart des peuples et dirigeants continuent à vivre dans un univers mental qui n’existe plus – un monde de nations séparées – et ont de grandes difficultés à réfléchir en termes de perspectives globales et d’interdépendance. » D’ailleurs, il n’est pas anodin de mentionner que l’un des proches collaborateurs et conseillers de Pierre Calame sur cette problématique s’appelle Georges Berthoin, qui a présidé pendant 17 ans la branche européenne de la Commission trilatérale…

Pour mieux comprendre sa vision, il faut préciser que le modèle de Pierre Calame est celui de la construction européenne, technocratique et bureaucratique. Réunissant en mars 1996 plusieurs acteurs majeurs des débuts de la construction européenne, dont Georges Berthoin, il est ressorti qu’il était « indispensable que des instances soient créées, qui puissent parler de l’intérêt commun de l’Europe face aux responsables politiques nationaux et éventuellement contre eux. C’est de façon parfaitement consciente que l’on a créé des instances “technocratiques”, faites de gens sans mandat politique et parlant au nom de l’Europe ». Pour Pierre Calame, il est clair que « sans cette Europe technocratique, il n’y aurait pas eu d’Europe du tout ». Aujourd’hui, Pierre Calame voit les ONG comme un acteur similaire à celui des technocrates européens, se félicitant de voir que « les instances multinationales avaient bien besoin (de la société civile) pour sortir de leur face-à-face avec les Etats ». En cela, il rejoint parfaitement le point de vue d’Henri Rouillé d’Orfeuil, président de Coordination Sud et collaborateur régulier de la FPH, qui imagine une « diplomatie non gouvernementale » assurée par des ONG et des réseaux d’ONG. Dans ce contexte, la FPH finance un programme intitulé « Aider au développement de l’Alliance mondiale de fédérations d’ONG », programme auquel sont associés Coordination Sud et la Ford Foundation.

Derrière ces déclarations d’intentions, certains discernent des manœuvres destinées à empêcher toutes remise en causes véritables du système. Ainsi, Paul Labarique, journaliste au controversé Réseau Voltaire, y voit la manifestation du « soft power ». Le politologue américain Joseph Nye décrit le soft power comme étant « la capacité à obtenir ce que l’on veut en séduisant et en persuadant les autres d’adopter vos buts. Il diffère du « hard power », la capacité d’utiliser les carottes et les bâtons de la puissance économique et militaire afin que les autres suivent votre volonté ». Pour Paul Labarique, le soft power est une « nouvelle méthode d’ingérence » de la part de certaines fondations philanthropiques comme la Ford Foundation consistant à « intervenir dans les débats internes de ses adversaires en subventionnant les uns pour faire échouer les autres, voire en favorisant des rivalités stérilisantes ». Serge Halimi, du Monde Diplomatique, considère que les grandes entreprises privées et les institutions économiques internationales « sont assez avisées pour savoir que la contestation qu’elles affrontent est susceptible d’être résorbée comme la concurrence : par la séduction ou le partenariat ». Il ajoute que « l’humanitaire, le sens, le droit : l’entreprise privée n’admet plus de frontière. Tout relèverait d’elle, y compris les contre-pouvoirs ». Autrement dit, il y aurait une stratégie d’instrumentalisation et de récupération des mouvements contestataires. René Riesel, ancien secrétaire national de la Confédération paysanne et penseur très radical, estime que « quiconque observe de bonne foi l’évolution de cette société n’échappe pas à la conclusion qu’une de ses forces est de savoir répondre, par anticipation s’il le faut, aux nouveaux problèmes de gestion, de régulation et de contrôle sociaux que lui pose son incontestable victoire historique. (…) Elle a appris qu’il sera toujours avantageux de mettre en scène les conflits fictifs où elle laisse aux adversaires factices qu’elle se choisit le soin de rédiger leur cahier de doléances et la liste des aménagements qu’elle a besoin de mettre en œuvre ».