Le développement durable : la troisième vague verte

Dans l’histoire récente, nous pouvons distinguer trois vagues écologistes. La première, qui a débuté au XIXème siècle, s’est caractérisée par l’apparition des mouvements conservationnistes dont l’objectif consistait à préserver la nature des activités humaines, entre autres en créant des parcs naturels. C’est dans ce courant que seront créées les grandes associations de protection de l’environnement comme l’UICN en 1948 et le WWF en 1961. La deuxième – celle de l’activisme militant radical – a débuté dans les années 60 avec la naissance d’organisations comme Greenpeace ou les Amis de la Terre, dont l’objectif était de lutter contre les activités industrielles. Enfin, la troisième vague est celle du développement durable, qui a pris toute son ampleur dans les années 90 avec les grandes conférences internationales sur l’environnement. Son objectif affiché est de concilier développement économique et protection de l’environnement.

Depuis lors, les hommes politiques, les industriels, les économistes et la plupart des associations écologistes ne jurent plus que par le « développement durable ». En institutionnalisant le discours écologiste et en offrant une caisse de résonance aux thèses catastrophistes, les responsables du monde économique et politique ont contribué à sortir la protection de l’environnement de son caractère marginal et en ont fait une cause prioritaire internationale aux yeux de l’opinion publique. Avec une certaine réussite puisque, selon une enquête IFOP de 2007, 91% des Français se disent préoccupés par la protection de l’environnement. De même, selon un sondage de Gallup en mars 2006, 62% des Américains se déclarent militants ou sympathisants de la cause écologiste et, en 2000, 83% se disaient d’accord avec les objectifs des mouvements écologistes.

Cette quasi-unanimité fait cependant grincer des dents les militants les plus radicaux qui voient dans le développement durable une version aseptisée des véritables idéaux écologistes. Ainsi, Paul Kingsnorth, directeur-adjoint de la revue The Ecologist, regrette qu’aujourd’hui « tout le monde (soit) écologiste. C’est très ennuyeux ». Il ajoute : «Ce qui m’inquiète, c’est la confusion faite entre une politique vraiment écologiste et un simple environnementalisme servant de paravent pour faire oublier les failles de notre société.» Pour lui, les mouvements écologistes se sont fourvoyés: «Nous avons succombé aux sirènes du « développement durable » creux et indéfini… Si nous n’y prenons pas garde, le message réellement radical de l’écologie politique finira noyé dans l’océan brunâtre du monde comme il va.» Dans un éditorial de L’Ecologiste, Serge Latouche, le chantre de la décroissance, dénonce le développement durable comme étant un terme « toxique » et que, horreur absolue, « il nous promet le développement pour l’éternité!» Thierry Jaccaud, rédacteur en chef de L’Ecologiste, partage le même point de vue : «De nombreuses associations écologistes ont désormais adopté le même objectif que les multinationales : le développement durable.»

Alors qu’en est-il vraiment ? Le développement durable est-il une simple récupération du discours écologiste par les milieux d’affaires ? S’agit-il d’un greenwashing, un « verdissement d’image », ou d’une véritable et sincère politique de protection de l’environnement ? Et, enfin, les associations écologistes sont-elles, « à l’insu de leur plein gré », les faire-valoir de ce greenwashing ? Pour vous faire votre propre opinion, il faut retracer l’origine du développement durable.

Brève histoire du « développement durable »

Avant que la notion de « développement durable » apparaisse, le débat écologique était principalement orienté vers une critique de la croissance économique. C’était le cas notamment avec la publication en 1972 du célèbre rapport Halte à la croissance ?, commandité par le Club de Rome, qui explique que peu importe le modèle de croissance, celui-ci mène inéluctablement à la pénurie des ressources naturelles et à l’amplification de la pollution. Le président du Club de Rome, l’industriel italien Aurelio Peccei, affirmait à l’époque que « la croissance est un multiplicateur des inconvénients. » Dans ce monde aux ressources limitées décrit par le Club de Rome, un slogan fait son apparition : « croissance zéro ». Ce mot d’ordre frappe les esprits, mais est loin d’enthousiasmer les foules, en particulier, les pays du tiers-monde voyaient ce mot d’ordre comme une nouvelle entrave à leurs aspirations légitimes au développement.

C’est lors des sommets environnementaux que va alors apparaître le nouveau concept de développement durable, bien plus acceptable pour l’opinion publique ainsi que pour les pays du tiers-monde que celui de « croissance zéro ». Ainsi, en préparant en 1972 l’organisation de la première Conférence de l’ONU sur l’environnement prévue à Stockholm, le Canadien Maurice Strong explique son souci : « Je savais que la Conférence s’écroulerait si je ne parvenais pas à persuader les pays en développement d’y participer, et la seule façon d’y arriver était de tenir compte de leurs inquiétudes. (…) L’idée majeure consistait à intégrer au concept d’environnement le processus de développement économique. » Il forge ainsi le terme d’écodéveloppement en affirmant que « l’environnement et les priorités économiques constitueraient les deux facettes d’une même médaille. » Les pays du Sud seront finalement convaincus par ces arguments et la conférence fut une grande réussite, qualifiée par Maurice Strong de « catalyseur pour une prolifération d’accords internationaux ». Fort de ce succès, ce dernier deviendra l’artisan de l’internationalisation des débats écologistes et le plus grand promoteur du développement durable. Dans la foulée de cette conférence, il devient en effet le premier directeur du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE). Avec un budget annuel de quelque 30 millions de dollars, il fera du PNUE un intermédiaire essentiel entre les ONG et les gouvernements.

Quant au développement durable, selon l’économiste Franck-Dominique Vivien, « la première occurrence de cette expression apparaît (en 1980) dans la Stratégie mondiale de la conservation, un programme élaboré par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) avec la collaboration du PNUE, de la FAO, de l’UNESCO et du WWF. » Trois ans plus tard, l’ONU crée la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, présidée par Gro Harlem Brundtland, Premier ministre de la Norvège. Une fois de plus, on y retrouve Maurice Strong qui, en collaboration avec la ministre norvégienne, publie en 1987 un rapport intitulé Notre avenir à tous, plus connu sous la dénomination de « Rapport Brundtland ». Et c’est ce rapport qui va définitivement entériner l’expression de développement durable, définie ainsi : « Un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. » En 1991, une nouvelle version de la Stratégie mondiale de la conservation publiée par l’UICN, le WWF et le PNUE définit le développement durable comme « le fait d’améliorer les conditions d’existence des communautés humaines, tout en restant dans les limites de la capacité de charge des écosystèmes ». Le retentissement considérable du Sommet de la Terre à Rio en 1992, organisé par Maurice Strong, fera connaître au monde entier le terme de développement durable. En 1995, un ami et proche conseiller de Maurice Strong, le Suisse Stephan Schmidheiny fonde le World Business Council for Sustainable Development (WBCSD) regroupant environ 200 entreprises « unies par un engagement commun de développement durable », comme BASF, Bayer, DuPont, Coca Cola, Boeing, Areva, Shell, Novartis, etc. En 2002, lors du Sommet de la Terre de Johannesburg, Greenpeace a signé avec le WBCSD un texte conjoint appelant les gouvernements à appliquer intégralement le protocole de Kyoto. Bref, tous unis dans le développement durable, malgré le fait que, dix ans auparavant, Greenpeace dénonçait le greenwashing dans un livre…

Maurice Strong, un personnage bicéphale

Maurice Strong est une personnalité importante, car sans lui, le développement durable n’aurait jamais connu cette popularité. Homme de réseaux, il est quelquefois présenté par certains esprits simplistes, voire simples, comme l’organisateur d’une vaste conspiration visant à imposer un nouvel ordre écologique. Il n’en est rien, mais connaître son pedigree permet de mieux comprendre quels sont les milieux qui ont promu le développement durable et leurs motivations.

Maurice Strong a deux facettes qu’il assume parfaitement. Côté pile, avocat de la cause écologiste. Il a en effet défendu la protection de l’environnement avec ses différentes fonctions au sein de l’ONU, entre autres en organisant deux conférences internationales sur le sujet et en dirigeant le PNUE de 1973 à 1975. Il a également fondé l’Earth Council Alliance en 1992, afin d’aider les ONG à mettre en place les résolutions du Sommet de la Terre de Rio. Il a été dans les années 80 vice-président du WWF-International, aux côtés du prince Philip d’Angleterre, et n’hésite pas à rendre hommage à Greenpeace qui est « de toutes les ONG membres de l’UICN, celle qui exerce peut-être le plus d’influence », « le principal “justicier” du mouvement écologiste » et qui « a joué un rôle considérable en politisant des enjeux et en ralliant l’appui politique. » En retour, Greenpeace estime que « les propositions de Maurice Strong ont de nombreux points communs avec celles de Greenpeace. » Selon les propres termes de Strong, celui-ci a été un bon ami et un fidèle collaborateur d’Aurelio Peccei, du Club de Rome, célébré par les écologistes comme l’un des premiers critiques de la croissance. Enfin, propriétaire depuis la fin des années 70 d’un ranch de 70.000 hectares dans le Colorado, il a décidé avec sa femme de céder des parcelles de terrain afin d’établir le plus grand centre spirituel New Age. En 1988, le couple Strong a créé la Manitou Foundation afin de poursuivre ce projet, espérant que ce centre deviendra « le germe d’un renouveau spirituel mondial », car « seul ce facteur pourrait sauver l’humanité de sa folie vis-à-vis de l’environnement ».

Côté face, représentant du monde économique. Homme d’affaires qui a fait fortune dans le pétrole, PDG de Petro-Canada, Maurice Strong s’est lié d’amitié avec plusieurs personnalités d’influence, comme par exemple David Rockefeller, président de la Chase Manhattan Bank et fondateur de la Commission trilatérale. D’ailleurs Strong a siégé pendant de longues années au conseil d’administration de la Fondation Rockefeller. Il a aussi des liens forts avec Ted Turner, le fondateur de CNN, qui a confié à son ami canadien la direction de sa United Nations Foundation avec un budget de 1 milliard de dollars. Sa complicité a été totale avec deux responsables de la Banque mondiale : Robert McNamara et James Wolfensohn. De plus, il est l’un des cofondateurs et principaux responsables du Forum économique mondial de Davos, la grand-messe néo-libérale. Enfin, il a dirigé en 1992 Hydro-Ontario, l’un des plus importants producteurs d’énergie nucléaire qu’il n’a pas hésité à restructurer en dégraissant de 30% les effectifs de l’entreprise.

Evidemment, Maurice Strong clame sa sincérité concernant son engagement écologiste. A l’instar de tous les financiers et industriels qui se sont convertis ces dernières années à la défense des petites fleurs et des petits oiseaux. C’est touchant, mais il existe peut-être aussi d’autres motivations.

Marketing vert et nouvelle gouvernance mondiale

Le succès du développement durable va de paire avec l’engouement du marketing vert. Avant, on vantait des lessives qui lavaient plus blanc que blanc ; aujourd’hui, tous les produits sont plus verts que verts ! La nature et l’écologie sont en effet devenus un argument de vente omniprésent. EDF parle d’un « engagement vers le développement durable pour concilier croissance économique, respect de l’environnement et progrès social », Monsanto affirme que « depuis la Conférence de Rio en 1992, sur le développement durable, la notion de respect de l’environnement vient désormais s’ajouter à la conception de l’agriculture moderne » ou encore TotalFinaElf qui « participe activement, en France comme à l’international, à la démarche des entreprises pour promouvoir l’éthique et le développement durable. » Dans l’esprit de Maurice Strong, cette « nécessité de s’adapter » au développement durable « créera de nombreuses occasions d’affaires ». D’ailleurs dans un article récent du magazine Fortune, intitulé « Greed is Green », c’est-à-dire « L’appât du gain est vert », il était mentionné les motivations de Will Whitehorn, dirigeant de Virgin Galactic, pour lesquelles l’entreprise investissait dans les biocarburants : « Ce n’est pas réellement pour être vert. On fait cela pour faire de l’argent et, dans le processus, on crée une société plus durable. » Il a au moins le mérite de la franchise !

Cependant, il existe aussi des arrière-pensées davantage stratégiques, du moins dans la tête de ceux qui ont promu au départ le développement durable. Dans un rapport de la Commission trilatérale publié en 1991, peu avant le Sommet de la Terre de Rio, et intitulé Beyond Interdependence: The Meshing of the World’s Economy and the Earth’s Ecology, Maurice Strong se réjouit de constater que l’écologie est devenue incontournable dans l’économie mondiale. Il salue les auteurs de l’étude qui « démontrent que le monde est maintenant passé au-delà de l’interdépendance économique à l’interdépendance écologique – et à l’enchevêtrement des deux, (et qui) expliquent de façon convaincante que cet entrelacement de l’économie mondiale et de l’écologie de la planète “constitue la nouvelle réalité du siècle, avec de profondes implications pour nos institutions de gouvernance, nationales et internationales”. » De fait, ce qui est ciblé dans cette nouvelle gouvernance, c’est le rôle des Etats-nations. Déjà dans le Rapport Brundtland (1983), auquel Maurice Strong a participé, il est affirmé : « L’idée de souveraineté nationale a été radicalement modifiée du fait de l’interdépendance sur les plans économique, écologique et de la sécurité. Le patrimoine commun de l’humanité ne saurait être géré à partir d’un centre national, quel qu’il soit : un Etat seul ne saurait maîtriser des menaces contre des écosystèmes s’étendant à plusieurs pays. On ne peut pallier des menaces contre la sécurité de l’environnement que par une gestion commune et que par des procédures et des mécanismes multilatéraux. » De plus, dans les grandes négociations internationales sur l’environnement, vont apparaître, à côté des Etats et des experts scientifiques, un nouvel acteur incontournable : les ONG comme l’UICN, WWF, Greenpeace, etc. Aurelio Peccei était sans doute plus direct que son ami canadien en considérant les ONG comme de « véritables anticorps (…) pour combattre les toxines de la souveraineté » et espérait qu’elles joueraient un rôle de premier plan, car « ce réseau informel (…) stimule et influence de plus en plus les réseaux officiels des agences gouvernementales et internationales ». Il ajoutait même que « les principes de souveraineté nationale sont un des obstacles majeurs sur la voie du salut collectif de l’humanité. » Ainsi, pendant que de nombreuses entreprises s’engouffrent dans le marketing vert, certains milieux néolibéraux utilisent le développement durable pour organiser une nouvelle gouvernance mondiale dans laquelle les Etats n’auraient plus grand-chose à dire.