Focus : José Bové ou la décroissance en agriculture

Nicolas Georgescu-Roegen et le malthusianisme

Au sein de ce réseau transnational des années soixante-dix figure l’économiste roumain Nicholas Georgescu-Roegen (1906 -1994). Après la Seconde Guerre mondiale, ce dernier s’installe aux Etats-Unis. Il est accueilli à l’Université Vanderbilt à Nashville (Tennessee), où il devient l’un des porte-parole du malthusianisme. En 1971, il publie The Entropy law and the Economic Process, qui précède d’une année la parution du rapport Halte à la croissance ? du Club de Rome, et celle de Changer ou disparaître – Plan pour la survie d’Edouard Goldsmith.

Véritables précurseurs du mouvement pour la décroissance, ces idéologues développent alors la thèse selon laquelle la croissance économique a une limite, et cette limite est imminente. Selon eux, l’or devait s’épuiser en 1984, le cuivre et le plomb en 1993, le mercure en 1983, le gaz naturel en 1994, le pétrole en 1992, l’étain en 1987, le zinc en 1990, l’uranium « avant la fin du siècle ». Pour Georgescu-Roegen, la rareté des ressources s’explique par la loi de l’entropie, qui sert de fondement à sa problématique : « Dans un environnement fini, limité, comme celui de notre planète, on peut dire que la vie biologique est un système ouvert qui bénéficie de l’énorme flux d’énergie solaire, mais la civilisation humaine, en transformant la matière, poursuit l’évolution à un autre niveau, dans un système clos. »

Bien entendu, dans le monde de l’économiste roumain, le développement de nouvelles technologies, qui redéfinit les matières premières utilisables, ne représente pas une solution adéquate, et ne fait que repousser l’inévitable échéance. Ainsi, « le professeur Georgescu-Roegen connaît parfaitement la question très controversée de l’énergie nucléaire », relate Jacques Grinevald, ami d’Edouard Goldsmith, dans une tribune publiée dans L’Ecologiste. « Monsieur Georgescu-Roegen se déclare plutôt inquiet devant ce développement de la technologie nucléaire », précise-t-il.

L’agriculture moderne constitue la seconde préoccupation de l’économiste : « L’agriculture traditionnelle, elle, tirait profit de l’énergie solaire. Depuis l’agriculture mécanisée, enrichie par des engrais chimiques industriels, l’énergie ne provient plus du soleil mais de la matière terrestre. Dès lors, l’agriculture elle-même devient un processus entropique. » Or, cette mécanisation résulte de la pression démographique : « Lorsque la terre ne peut plus nourrir hommes et bêtes domestiques, on remplace la bête par la machine ! » L’économiste roumain propose en conclusion de « diminuer graduellement la population mondiale jusqu’au niveau où elle peut être nourrie par une agriculture organique », c’est-à-dire sans mécanisation. Dans Changer ou disparaître, Edouard Goldsmith est encore plus explicite : « En dernière analyse, le “maximum admissible de population“, pour un pays donné, est celui qu’il est capable de nourrir ; et il se fonde sur un concept écologique fondamental : la “charge utile“ de la terre. » Ce concept deviendra ultérieurement celui de « l’empreinte écologique », développé par le World Wildlife Fund (WWF) et vulgarisé par Nicolas Hulot. L’Angleterre, explique Goldsmith, « nourrit une population dépassant la charge utile de ses terres. (…) Elle n’a donc pas d’autres ressources que de diminuer la taille de sa population avant de la stabiliser. Comme elle paraît hors d’état de nourrir plus de la moitié de sa population actuelle, elle devrait se donner comme objectif, pour les 150 ou 200 années à venir, un chiffre ne dépassant pas 30 millions ».

Pour l’ensemble de la planète, l’écologiste anglo-français estime que la « population maxima ne peut guère dépasser 3,5 milliards d’habitants, et [qu’elle est] probablement très inférieure à ce chiffre ». Bien qu’ils s’en défendent aujourd’hui, les adeptes de la décroissance promeuvent bel et bien un monde malthusien. Et le discours selon lequel l’agriculture biologique représente une alternative à l’agriculture conventionnelle – pour ce qui est de sa capacité à nourrir la planète – n’est en réalité qu’un artifice politiquement plus correct.